Pour éviter le black-out, la Suisse racle ses fonds de tiroirs.
Sur les ondes de la RTS, Stéphane Genoud, professeur en management de l’énergie à la Haute école du Valais, expliquait cette semaine à quoi pourrait ressembler l’hiver électrique suisse: des coupures en alternance entre des grandes régions, par exemple Lausanne et Genève. On se pince.
Et pourtant, les distributeurs d’électricité élaborent effectivement des plans de délestages pour savoir qui aura du courant et qui n’en aura plus si une pénurie d’électricité menace de plonger tout le pays dans le noir en février ou mars prochain. Sont concernés 35’000 gros consommateurs, au premier chef et en dernier recours, une «phase 4» prévoit même des coupures de quatre heures par quartier. Dans les cantons, on déploie des stratégies anti-gaspi pour pousser ceux qui ne l’ont pas fait à installer des ampoules LED, des réducteurs de débit pour l’eau chaude et à mieux régler les robinets thermostatiques. C’est tout? La Suisse ne peut-elle pas faire mieux face à un risque de black-out?
Tout a accéléré, sauf la Confédération
On ne peut pourtant pas dire qu’on n’a pas été prévenu. Certes, la guerre en Ukraine entraîne une pénurie de gaz russe indispensable aux centrales de production en Allemagne. Ce qui, avec la mise à l’arrêt de près de la moitié du parc nucléaire français, a accéléré les risques de pénurie. A quoi s’est ajoutée la sécheresse qui diminue la production des barrages.
Mais cela ne date pas d’hier, que la Suisse importe de l’électricité en hiver auprès de ses voisins: 5,7 térawattheures (TWh) pour le dernier. Et tout le monde savait que l’abandon de l’accord-cadre avec l’Union européenne en mai 2021 aboutirait à torpiller un accord sur l’électricité négocié depuis 2007. Le conseiller fédéral Guy Parmelin avertissait, dès septembre 2021, que des coupures volontaires seraient inévitables à l’horizon 2025.
Tout a accéléré depuis, sauf la Confédération. La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a bien réuni en décembre 2021 une table ronde qui a déniché deux térawattheures de production électrique supplémentaire, essentiellement en ajoutant des réservoirs pour alimenter des barrages comme celui de la Grande Dixence. Mais en admettant que cela aille jusqu’au bout, ces ouvrages ne seront pas prêts avant 10 à 20 ans, nous apprend le directeur général des Forces motrices valaisannes, Stéphane Maret.
L’approvisionnement avant le climat
Et pour le reste? Des mesures d’urgence. Les opérateurs de barrage doivent mettre en place une réserve hivernale. Elle est modeste (0,6 TWh) et servira surtout à faire face au risque de black-out. De plus, cette eau est normalement stockée en hiver et turbinée pour revendre l’électricité à nos voisins à des prix hivernaux habituellement très élevés, et qui le sont devenus plus encore: plus de 500 euros le MWh en Europe, quand il se situait au maximum à 70 au cours de la dernière décennie. A combien va se monter la facture que devra probablement payer le contribuable pour compenser le manque à gagner des électriciens? C’est en négociations.
De même, quel sera le prix des mesures de sauvetage prévues pour la branche de l’électricité, si les grandes entreprises électriques doivent acheter du courant à ces prix record? Et enfin quid des projets pour de nouvelles capacités de production, sinon pour cet hiver (on peut comprendre qu’il faut un peu de temps pour les construire), au moins pour 2024 ou 2025? Le problème ne va pas s’en aller.
Pour l’heure, «on racle les fonds de tiroir», confie un électricien. On recense les groupes électrogènes disponibles et on se prépare à acheter des petites unités mobiles fonctionnant au gaz et surtout au fioul, si tant est que nos voisins, qui font de même, nous en laissent quelques-unes… La sécurité d’approvisionnement est devenue plus urgente que le climat.
Les incohérences de l’équation
Pour la production d’électricité, la montre de la Confédération est déréglée. Ou plus exactement, elle est toujours réglée sur 2050, mais pas sur aujourd’hui. Cette montre, ce sont les perspectives énergétiques 2050+ de l’Office fédérale de l’énergie, qui dessinent les objectifs énergétiques de la Suisse d’ici 30 ans. Ils sont louables (et inévitables): sortir complètement des énergies fossiles. Mais quand on se plonge dans ces chiffres, on constate qu’ils ne tracent pas la route pour y parvenir dès maintenant.
Et aboutissent même à des incohérences (voir ci-dessous)…
- Par exemple, le passage à l’électricité de l’automobile, du chauffage et de l’industrie équivaut à environ 40 TWh de courant nécessaire en plus.
- Pourtant, la consommation électrique totale de la Suisse n’est prévue d’augmenter que de 6 TWh en 2050, avec pourtant 1,5 million d’habitants en plus.
- Conclusion, entre les lignes: la sobriété énergétique se dessine, mais sans dire son nom.
La sobriété forcée qui s’esquisse, ici et maintenant, servira-t-elle d’électrochoc pour remettre les pendules fédérales à l’heure? Le Conseil fédéral attend peut-être la publication des nouveaux tarifs électriques et leurs inévitables hausses marquées le 31 août pour envoyer un message fort sur la nécessité des sacrifices. Grand pays électrique, la Suisse devrait quand même pouvoir faire mieux que de tirer à la courte paille qui sera débranché cet hiver.
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