Bonjour, c’est Yann à Istanbul en Turquie, où j’habite depuis une dizaine d’années.
Ici, les manifestations s’enchaînent depuis l’arrestation, voici un mois, du principal rival politique d’Erdogan. En tant que journaliste, j’ai assisté à la plupart d’entre elles.
La Turquie sera-t-elle en mesure de desserrer la poigne toujours plus étouffante de son sultan?
C’est ce dont j’aimerais vous parler. |
Qu’il est bon d’être sultan à l’ère Trump
|
Sainte-Sophie est un des monuments emblématiques d’Istanbul. Eglise byzantine transformée en mosquée au 15e siècle, elle était devenue un musée dans la Turquie laïque de Mustafa Kemal… avant d’être de nouveau convertie en mosquée en 2020. | Keystone / AP Photo / Emrah Gurel
|
Dans son palais aux mille pièces perché sur une colline d’Ankara,
le président turc Recep Tayyip Erdogan a de quoi se réjouir. Par un de ces tours de magie judiciaires dont il a le secret, il vient à nouveau de faire disparaître un de ses opposants. Pas n’importe lequel, Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul, mégalopole de 18 millions d’habitants, vitrine du pays et cœur battant de l’économie du pays.
Hasard providentiel du calendrier, l’édile a été arrêté le 19 mars 2025 pour «corruption», alors qu’il devait être, quatre jours plus tard, désigné par le principal parti d’opposition, le CHP (laïc et nationaliste), candidat à la future présidentielle de 2028. Pour faire bonne mesure, la veille de son arrestation, un jury de l’Université d’Istanbul, composé d’affidés du pouvoir, avait pris soin d’annuler sa licence en gestion d’entreprise obtenue 30 ans plus tôt. Il est obligatoire d’être diplômé de l’enseignement supérieur pour se présenter à l’élection présidentielle en Turquie.
Les bébés Erdogan se réveillent
Dans un sursaut démocratique, des centaines de milliers de Stambouliotes, pas trop incommodés par l’odeur des gaz lacrymogènes, se sont précipités dans la rue, manifestant des jours durant devant la mairie. Très jeunes pour la plupart, ces bébés Erdogan, dont la majorité portaient encore des couches lors de l’arrivée au pouvoir de l’indétrônable despote en 2002, ont fait mentir l’opinion qui voyait en eux une génération amorphe et apolitique.
Le visage enturbanné pour échapper aux caméras, à la reconnaissance faciale et aux coups de pied dans les portes au petit matin, ils ont hurlé des slogans. Les classiques slogans du CHP, parti fondé par Mustafa Kemal dit «Atatürk», fossoyeur du califat et fondateur de la République turque en 1923: «La Turquie est laïque, elle le restera!» et «Nous sommes les soldats d’Atatürk». Mais aussi des slogans issus de la gauche turque, comme «Pas de libération tout seul, tous ensemble ou personne!» – ça sonne mieux en turc.
Des loups dans la rue
Gare aux électriciens du dimanche: la simple présence d’une ampoule, le symbole de l’AKP, le parti islamiste conservateur d’Erdogan, aurait pu leur valoir un lynchage en règle. Pour manifester leur opposition, certains manifestants brandissaient des pancartes s’en prenant à Thomas Edison. «Tous unis contre le fascisme», hurlaient d’autres, tandis qu’à moins de 100 mètres de là, d’autres manifestants, les yeux rougis, face aux cordons de policiers, faisaient le signe du loup, symbole de ralliement de l’extrême droite.
Au fil des jours, cette jeunesse d’extrême droite s’est faite de plus en plus nombreuse dans les manifestations. Déjà chauffée à blanc par l’arrestation en janvier du leader fasciste d’opposition, laïc et farouchement hostile aux réfugiés syriens, Ümit Özdag, elle invectivait, ironie du sort, des policiers recrutés massivement ces dernières années dans la branche jeunesse du MHP, l’autre parti d’extrême-droite, allié à Erdogan.
Seuls les Kurdes, indifférents aux luttes de chapelle de l’extrême droite turque et peu enclins à s’afficher aux côtés des Loups gris, se sont tenus à l’écart des manifestations. C’est pourtant leur soutien dans les urnes, après l’arrestation de leur propre chef de file politique Selahattin Demirtaş en 2016 (il est toujours en prison), qui avait permis à Imamoglu de prendre la mairie Istanbul. Depuis, l’annonce surprise d’un cessez-le-feu du PKK a rebattu les cartes.
Le début de la fin
Seulement voilà, les grandes manifestations ont fait long feu. Le CHP a joué la modération en appelant à la fin des rassemblements devant la mairie d’Istanbul, dont le dernier a eu lieu le 25 mars, au profit de petits meetings hebdomadaires dans différents quartiers de la ville. Le parti kémaliste était inquiet de voir les manifestations dégénérer du fait des tensions internes, ou de voir la répression policière et les attaques de partisans de l’AKP déboucher sur une issue tragique. Sans doute aussi, après les répressions ultra-violentes des dernières années, a-t-il senti que le pouvoir n’était pas prêt à se laisser bousculer par la rue.
C’est donc la dernière digue qui est en train de céder, celle du grand parti fondateur de la Turquie moderne, après que les Kurdes ont été divisés et l’armée mise au pas. Erdogan est parvenu à éliminer son principal rival politique sans pratiquement coup férir.
Le silence de la communauté internationale n’y est pas pour rien. Trump, qui n’aime rien tant que les dictateurs, entretient une relation solide avec son «bro» Erdogan. Quant aux Européens, confrontés au retournement d’alliance américain, ils sont contraints de ménager la deuxième armée de l’OTAN.
Encore une victoire du sultan?
Certains ici veulent encore croire à des lendemains qui chantent. Les enquêtes d’opinion montrent qu’une écrasante majorité des Turcs s’indigne de l’emprisonnement d’Imamoglu. Et les dernières semaines ont prouvé qu’une partie de la population, jeune et courageuse, n’entendait pas se laisser confisquer son vote en silence.
Il s’avère aussi que les marchés ont mal réagi au dernier coup de collier d’Erdogan: la banque centrale a dû dilapider ses réserves de change à hauteur de 45 milliards de dollars pour soutenir la livre turque. De quoi aggraver une situation économique déjà précaire et mécontenter les milieux populaires, base électorale du pouvoir.
Pour autant, on peine à imaginer une issue. Il est désormais acté que les prochaines élections ne seront ni transparentes, ni honnêtes, et que le mécontentement ne pourra pas s’exprimer dans les urnes. Quant aux jeunes «soldats d’Atatürk» dans la rue, ils ne pèsent pas grand-chose face aux forces de sécurité et aux partisans d’Erdogan, islamistes et ultranationalistes. Les espoirs d’une bascule démocratique de la Turquie en 2028 se sont bel et bien envolés.
La guerre des gendres
Que reste-t-il aux Turcs assoiffés de liberté? Les plus fortunés lorgnent du côté de l’Europe et de l’Amérique du Nord, où nombre d’entre eux ont déjà envoyé leurs enfants étudier. Les plus lucides comptent les années: Erdogan a 71 ans, et son fameux régime à base de yaourt de bufflonne, de miel de noisette et de dattes n’est probablement pas la recette pour la vie éternelle.
Le pouvoir a créé un tel vide autour de lui que la disparition du sultan déboucherait à coup sûr sur une guerre de succession. Les Iznogoud du palais présidentiel sont déjà connus: ce sont les deux gendres d’Erdogan, le milliardaire fabricant de drones Selçuk Bayraktar, et l’ancien ministre de l’économie Beraat Albayrak, qui contrôle les grands médias du pays via sa famille.
Avec une opposition divisée et le silence complice de l’Occident, les Turcs en sont réduits à marteler vainement leurs casseroles depuis leurs fenêtres. Et à faire des pronostics hasardeux sur une guerre des gendres et la santé d’un homme rivé à son trône comme jamais. Dans le palais aux mille pièces, perché sur une colline d’Ankara, doivent résonner des chants d’allégresse.
|
|
Pendant ce temps, sur Heidi.news
|
Amina (prénom modifié), passeuse de migrants, pose avec le husky d’un ami à Nouakchott, le 7 décembre 2024. | Michele Cattani
|
|
Pitch Comment, pour Heidi.news
|
Israël étend son offensive à Gaza.
Encouragé par le blanc-seing de Washington, Israël continue ses grandes manœuvres à Gaza, après un cessez-le-feu qui n’a duré que deux mois. L’armée a instauré un «périmètre de sécurité» permanent sur 30% du territoire, c’est-à-dire une zone où les Palestiniens n’ont pas le droit, ni la possibilité, de vivre. Elle continue les frappes un peu partout, comme dernièrement sur l’hôpital baptiste Al-Ahli Arabi, et empêche toute aide humanitaire de parvenir dans l’enclave depuis le 2 mars 2025. Le tout, officiellement, afin d’obtenir le retour des 59 otages toujours détenus par le Hamas — mais il est clair que Tel-Aviv souhaite avant tout éradiquer l’organisation voire, à en croire les déclarations de ministres et députés de la majorité, vider le territoire de ses habitants.
|
|
Il est temps de raconter le monde
|
|
A lire ou regarder durant ce long week-end pascal
|
Les manifestations en Turquie, tout un poème. Les contestataires mobilisés depuis l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, font preuve de trésors d’imagination, d’humour et de subversion pour faire entendre leur colère au président, Recep Tayyip Erdogan.
Le Monde (abonnés)
|
L’empire selon Erdogan. La chute du clan Assad en Syrie a replacé la Turquie d’Erdogan, qui y a largement contribué, au centre du jeu géopolitique au Moyen-Orient. Dans cette édition des mardis du Grand Contient, quatre experts reconnus de la région débattent de la stratégie de long terme que mènent le président turc et son entourage.
Chaîne Youtube du Grand Continent
|
Comment Elon Musk manage sa légion d’enfants. On ne sait pas vraiment combien il a d’enfants: au minimum 14, de quatre femmes différentes. Dans cet article fascinant, le Journal décrit comment le patron de Tesla gère sa tribu: à coups de millions, d’accords secrets, de NDA. L’une des mères cachées, l’influenceuse Ashley St. Clair, a révélé combien elle avait touché pour élever en toute discrétion Romulus, l’enfant qu’elle a eue avec Elon Musk: 15 millions de dollars assortis de 100’000 dollars par mois jusqu’aux 21 ans de l’enfant.
Wall Street Journal (via MSN) (EN)
|
Les Américains sont des Turcs. Tout discours sur les «valeurs partagées» entre les États-Unis et les autres nations occidentales est un cliché, pas une vérité. À bien des égards, les États-Unis sont une exception: Les Américains sont exceptionnellement désensibilisés aux crimes violents. La plupart des pays occidentaux développés ont une «mentalité de sécurité d’abord» ; les Américains sont des darwinistes sociaux. En matière de religion, ils sont plus enclins à s’identifier à la Turquie d’Erdogan qu’au «désert d’impiété qu’est l’Europe moderne».
Scrupulous Pessimism (EN)
|
|
|
Avenue du Bouchet 2
1209 Genève
Suisse
|
|
|