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J’ai vu Intercepted pour la première fois
l’été dernier à Lviv, lors de la sortie du film en Ukraine. Je retrouvais mon pays natal pour la première fois après le début de l’invasion russe – j’avais aussi hâte de retrouver son cinéma. Le film était projeté, comme souvent en Ukraine, dans un centre commercial excentré. Après un long trajet en marchroutka et un détour par des galeries marchandes, je me retrouvai seule au premier rang d’une salle sombre et étonnamment confortable, enfoncée dans un siège en velours bleu foncé. Le contraste était presque absurde: seule dans une salle vide de la banlieue de Lviv, je regardais un film de guerre, comme si la séance avait été organisée rien que pour moi.
Ce film a été un bouleversement. Sans narration ni commentaire, les plans fixes de destructions défilent à l’écran, sur fond de conversations intimes des militaires russes, interceptées par les services de renseignement ukrainiens. En surgit un portrait implacable de la violence ordinaire et de son coût humain. Depuis, cette sensation d’un face-à-face direct avec la guerre ne m’a pas quittée.
La clé pour comprendre
J’en ai été saisie, d’abord en traversant les rues paisibles de Lviv, après la séance. Il revenait soudainement, sur une terrasse de café animée de Kyiv, la capitale si belle au mois de mai. Et encore aujourd’hui, il me saisit parfois devant un paysage alpin en Suisse, surtout quand une alerte aérienne se déclenche sur mon téléphone, ou lorsque je reçois une photo d’un bâtiment détruit que je reconnais. Comme si la narration d’Oxana Karpovych, avec sa superposition subtile de deux sources documentaires, parvenait à transposer à l’écran, en à peine une heure et demie, ce que le quotidien de la guerre fait à la conscience humaine. Ou, du moins, à offrir une clé pour comprendre.
Cette clé, je l’ai déjà tenue dans la main en 2014. En juillet de cette année-là, j’étais à Donetsk pour la première et la dernière fois de ma vie, pour accompagner une équipe d’Arte venue filmer les faux référendums à Donetsk et Louhansk, organisés par la Russie. C’était aussi la première fois de ma vie que je dormais dans un hôtel de la chaîne Radisson. Dans mon carnet, j’ai noté: «Une belle chambre avec vue sur guerre.» La guerre n’avait pas encore officiellement commencé. Elle allait éclater quelques semaines plus tard, sans déclaration, sans logique, comme une lente érosion. Une masse grise, rampante, qui empoisonne tout, et ne finit pas.
Les femmes qu’on regarde regarder la guerre
C’était donc en juillet 2014. En septembre, je suis arrivée en Suisse. De ce voyage dans le Donbass, à part les souvenirs surréalistes de l’émergence des républiques populaires de Donetsk et Louhansk, j’ai gardé un cachet de 1500 euros, immédiatement réinvestis dans l’achat de mon premier MacBook, m’ayant servi à écrire pendant la décennie à venir. La première décennie de guerre. Il a rendu l’âme l’année passée.
En 2014, je connaissais déjà Oxana Karpovych, jeune étudiante très engagée de Kyiv. En dix ans faits de guerres et de migrations, elle est devenue une réalisatrice ukrainienne majeure, dotée d’une voix unique. Elle appartient à la génération que l’écrivaine Viktoria Amelina a décrite dans son livre posthume Looking at Women Looking at War (2025). Les femmes qu’on regarde regarder la guerre. Viktoria Amelina en faisait partie – mais elle ne l’est plus. Ayant accepté d’accompagner une équipe de télévision étrangère à Kramatorsk, près de la ligne du front, elle a été tuée dans le bombardement d’une pizzeria locale où dînait l’équipe du tournage. С’était en juillet 2023.
Le carnet qui m’aurait coûté la vie
De ce mois de juillet 2014, je me souviens d’un immense entrepôt d’armes installé au rez-de-chaussée de la mairie de Donetsk, déjà occupée par les séparatistes. En entrant, j’ai fait tomber mon carnet rempli de notes. Sur la couverture, il y avait un drapeau ukrainien jaune et bleu. Pendant que les journalistes d’Arte et moi attendions un entretien avec un futur chef de guerre dans le lobby de la mairie, quelqu’un l’avait retrouvé. Il m’a été rapporté, intègre, par un homme masqué, vêtu d’un treillis et armé d’une kalachnikov, qui m’a lancé sévèrement: «Vous venez de Kyiv? Ça doit être à vous.» En 2014, cette scène m’a valu un regard ahuri de la part du chef d’équipe d’Arte. En mai 2025, dans les territoires occupés, ce même carnet bleu et jaune m’aurait coûté la vie, ou mon intégrité physique ou sexuelle. Des vies ont été perdues pour moins que ça: une photo d’un drapeau, un post Facebook.
Dans ma conscience, une succession de ces images-là: mon passé ukrainien et mon présent genevois, des destructions, des sirènes et nos dîners, nos rires, nos pique-niques, les plans de Kyiv, des Alpes et de Moscou, puis la forêt d’Izium, où la plus grande fosse commune de la guerre russo-ukrainienne a été exhumée – des fragments de ce qui a eu lieu et ce qui aurait pu avoir lieu, du présent, du passé et du futur.
Le paysage ravagé imprimé sur les gens
Avec le recul, j’ai même l’impression d’avoir compris ma solitude au cinéma de Lviv. Celles et ceux qui connaissent la guerre au quotidien n’ont pas besoin de regarder Intercepted. Vivre la guerre, c’est connaître la réalité fracturée, faite à partir d’une superposition des plans incommensurables que le film de Karpovych donne à voir.
A l’écran, un paysage habité – à mi-chemin entre la photographie et le cinéma – où l’horreur de la destruction et la banalité du quotidien se rejoignent dans un panorama contrasté. Des rayons de soleil filtrant à travers les rideaux transparents, un chat qui s’étire, des vagues minuscules, soulevées par les rames d’un bateau. Mais aussi des traces de violence disséminées partout: appartements éventrés, ponts explosés, routes bombardées. Le paysage détruit et les corps humains qui l’habitent forment une symbiose étrange. Ce ne sont pas des figures humaines représentées devant un décor: c’est le paysage lui-même, ravagé, qui s’imprime sur eux.
«C’est ma dernière volonté»
Derrière l’écran, on entend les voix: les hommes et les femmes se parlent. Ils sont au front, loin de leur maison, en Ukraine. Elles sont à l’arrière, elles attendent et écoutent, réconfortent souvent, contredisent rarement. Des voix ordinaires, familières, qui passent de la tendresse à l’appel au meurtre. A l’écran, ces voix semblent s’infiltrer dans le paysage de destruction, comme si, à travers la banalité de ces échanges, la guerre, si souvent silencieuse dans sa violence, pouvait désormais parler.
De ces flots de paroles échangées par les soldats russes et leurs proches, chaque Ukrainienne et Ukrainien retiendrait sa part. Pour moi, c’était ces phrases prononcées par un soldat quelques instants avant de possiblement se donner la mort, alors que sa mère et sa femme l’écoutent sur haut-parleur, la tonalité même de leurs voix passant de la banalité absolue à l’horreur absolue. Il dit:
– Faites en sorte que notre fils ne fasse pas l’armée.
– Comment? Quoi?
– S’il est appelé, ne sortez plus. Impliquez les gens, Oncle Guéna, par exemple, qu’ils tentent tout pour qu’il ne fasse pas l’armée. C’est ma dernière volonté.
– Quoi? Arrête, ne dis pas ça.
– C’est ma dernière volonté. Vous m’avez entendu.
Mercredi 4 juin 17h30 au Graduate Institute: je serai la modératrice du débat
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