đ Lire en ligne đ
On le rĂ©pĂšte pourtant assez aux petits enfants: câest trĂšs mal de se rĂ©jouir du malheur des autres! Donnons-nous pour autant toujours le bon exemple? On peut en douter, Ă voir la morgue mal dissimulĂ©e qui a accompagnĂ© nombre de commentaires sur le drame du submersible de tourisme Titan, et les blagues qui circulent encore plus dâune semaine aprĂšs son implosion.
Deux exemples: finalement, les milliardaires «supportent assez mal la pression», et ils seraient plutĂŽt de bonnes personnes «dans le fond»…
Titanic 2, Humains 0
Passons sur le fait quâĂ strictement parler, un seul milliardaire se trouvait Ă bord du mini-sous-marin, mĂȘme si Ă©videmment, Ă 250â000 dollars le billet, lâescapade nâĂ©tait pas donnĂ©e Ă tout le monde. Mais câest vrai, il faut reconnaĂźtre que le projet dâaller visiter l’Ă©pave du lĂ©gendaire Titanic prĂȘte facilement Ă la rigolade. «Titanic 2, Humains 0», dit un autre mĂšme qui circule…
Surtout, il sâest trouvĂ© que peu de jours auparavant, câĂ©taient des centaines de migrants qui sombraient au large de la cĂŽte grecque, suscitant lâindignation quant aux diffĂ©rences de moyens accordĂ©s aux secours et lâasymĂ©trie dans le traitement mĂ©diatique accordĂ© Ă ces deux Ă©vĂ©nements (on pourrait discuter de la pertinence de la comparaison).
Tout cela est entendu, et il est heureux que quelques personnes comprennent encore et apprĂ©cient lâhumour noir. Il reste toutefois que derriĂšre cette façade humoristique, câest souvent un sentiment de plaisir, et mĂȘme de joie, qui Ă©tait exprimĂ©, et parfois trĂšs explicitement. Comment lâexpliquer?
Humains, trop humains
La Schadenfreude, quâon peut traduire comme le plaisir ressenti face au malheur dâautrui, est un sentiment complexe qui a fait lâobjet de nombreuses recherches ces derniĂšres annĂ©es. Il aurait une fonction de rĂ©gulation sociale dans des contextes compĂ©titifs, notamment pour la sauvegarde du statut personnel et collectif. Ainsi, quand un rival ou un groupe ennemi souffre une dĂ©convenue, ce serait lĂ une opportunitĂ© de se saisir de ses privilĂšges dĂ©chus, une aubaine ressentie donc comme plaisante.
Plusieurs Ă©tudes de neuro-imagerie confirment que la Schadenfreude implique lâactivation du striatum ventral et du noyau accumbens, deux structures associĂ©es au fameux «circuit de la rĂ©compense», ainsi que la dĂ©sactivation temporaire de lâinsula antĂ©rieure, une rĂ©gion souvent associĂ©e Ă lâempathie. Pour que le malheur des autres â en particulier des personnes jugĂ©es supĂ©rieures, privilĂ©giĂ©es, hypocrites, vaniteuses ou dĂ©testables â produise une intense gratification, il faut donc se dĂ©barrasser de toute rĂ©sonance affective envers elles, en dâautres termes les dĂ©shumaniser.
Câest troublant, dâautant plus que dans le cas du Titan, comme pour la mort de Berlusconi, la relĂ©gation du FC Sion ou la double fracture du pĂ©ronĂ© du nouveau conjoint de votre ex, on voit mal en quoi ces infortunes pourraient constituer un gain quelconque pour ceux qui les observent. La Schadenfreude semble plus mesquine, voire malsaine, que vĂ©ritablement utile.
Lâimpuissance dĂ©guisĂ©e en triomphe
De fait, le concept implique souvent au moins un petit peu de honte, quelque chose comme un plaisir coupable: on sait que câest mal, et on essaie tout de mĂȘme, le plus souvent, de cacher notre joie dans ces cas-lĂ . Cela se comprend, dans la mesure oĂč on retrouve la Schadenfreude dans des phĂ©nomĂšnes peu glorieux, comme les prĂ©jugĂ©s, les stĂ©rĂ©otypes, la discrimination, les persĂ©cutions, lâostracisme et la haine.
Le mécanisme psychologique est assez simple: si le malheur frappant une personne affreuse me donne du plaisir, alors mon plaisir est la preuve que la personne en question est vraiment horrible.
Sur cette base, Ă©videmment, on ne construit que du ressentiment, et ce nâest pas un hasard si les personnes ayant une bonne estime dâelles-mĂȘmes connaissent trĂšs peu la Schadenfreude. Elles nâont pas besoin des drames dâautrui pour se sentir bien. Cet Ă©tat dâesprit, hĂ©las, en dit bien plus long sur ceux qui le ressentent que sur les cibles quâil vise, comme sâils attendaient lâintervention dâune justice cosmique pour rĂ©gler leurs griefs.
La Schadenfreude est lâimpuissance dĂ©guisĂ©e en triomphe. Et ça nâa franchement rien de rĂ©jouissant.
đ Lire sur Heidi.news đ (FR)
|