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Rouler sur lâInterstate 95 en Caroline du Sud, entre Charleston et Savannah, est une expĂ©rience aussi Ă©difiante quâenrichissante, qui en dit long sur lâĂ©tat de lâAmĂ©rique. LâĂ©tat de lâunion et lâĂ©tat de dĂ©labrement; lâĂ©tat dâesprit aussi. Je la parcourais il y a quelques jours, dans le seul but de rĂ©aliser un trĂšs vieux fantasme, rendu encore plus licencieux avec la mauvaise conscience climatique: dĂ©couvrir les deux mythiques citĂ©s cĂŽtiĂšres atlantiques Ă©voquĂ©es Ă la premiĂšre ligne.
Glorieuses autoroutes
Aux Ătats-Unis, les autoroutes portent, on ne vous apprendra rien, le nom dâInterstate highways. Elles sont le rĂ©sultat dâune volontĂ© politique amorcĂ©e en 1956 par le prĂ©sident Eisenhower, encore impressionnĂ© par ce quâil avait vu (et avait dĂ» bombarder) en Allemagne: die Autobahn. A lâĂ©chelle dâun continent, ce fut un projet comme nul autre ailleurs sur la planĂšte, 46’876 miles (75’439 kilomĂštres) de voies ultra-larges, 2x2, 2x4, parfois 2x6 voies, et jusquâĂ 2x8 dans les mĂ©tropoles, Baltimore ou Miami pour ne citer que ces deux.
En 1991, lâInterstate System Ă©tait considĂ©rĂ© comme terminĂ©, 35 ans aprĂšs le dĂ©but des travaux. Entre deux, ce maillage autoroutier du territoire amĂ©ricain a fait civilisation, façonnĂ© la suburbia. Il a soutenu pendant des dĂ©cennies les premiĂšres industries automobile et pĂ©troliĂšre du globe, Detroit et le Texas, General Motors et ExxonMobil.
La prochaine fois je prendrai l’avion
Or les AmĂ©ricains roulent beaucoup, leurs voitures nâont cessĂ© de grossir, et ils passent leur vie Ă tirer des trucs lourds et inutiles derriĂšre leurs grosses cylindrĂ©es, ce qui abĂźme le bitume. Et comme les investissements publics ne sont pas toujours la prioritĂ© Ă Washington, ou plutĂŽt ne le sont jamais quand les administrations sont rĂ©publicaines, lâentretien du rĂ©seau autoroutier laisse Ă dĂ©sirer.
Le rĂ©sultat saute aux yeux: les Interstate sont gĂ©nĂ©ralement dans un Ă©tat lamentable. La traversĂ©e du tronçon Caroline du Nord de lâI-95 â lâautoroute longe la cĂŽte atlantique sur 3000 kilomĂštres â est dâabord un choc sonore, celui, saccadĂ©, des jointures des plaques de bĂ©ton rainurĂ©es, dĂ©glinguĂ©es par les milliards de passages. Un choc visuel ensuite, avec ces nids-de-poule qui ont parfois la longueur de piscines olympiques, et les tonnes de fragments de pneumatiques, de poids lourds surtout, laissĂ©s en bordure de route et parfois au milieu. Les pneus se dĂ©litent ou Ă©clatent Ă cause de lâĂ©tat de la chaussĂ©e.
En 2019, le site local FITSNews, citĂ© par Forbes, comparait cette portion de lâI-95 à «une piste d’atterrissage afghane». Extraits de tĂ©moignages Reddit glanĂ©s par le magazine amĂ©ricain:
«En voyageant rĂ©cemment du New Jersey Ă la Floride, ce tronçon de l’I-95 en Caroline du Sud est absolument horrible… De l’asphalte dĂ©foncĂ© et d’autres zones avec des patches sur des patches sur d’autres patches. C’est de la folie!!!… Je prendrai l’avion la prochaine fois et toutes les suivantes.»
«SĂ©rieusement, je viens de faire un aller-retour entre Boston et Miami, et le tronçon qui traverse la Caroline du Sud me donne l’impression de conduire dans un pays du tiers-monde. Câest quoi le problĂšme?»
Changement de décor
Il suffit de passer en Caroline du Nord, et soudain tout change. Nous sommes toujours sur lâI-95, celle que Bruce Springsteen chantait dans «Working on the Highway». Des milliers dâhommes au travail le long de la chaussĂ©e, un chantier permanent, taille XXL, des arbres coupĂ©s, un lit de sable frais pour les voies supplĂ©mentaires en construction. Partout sâĂ©broue lâorange fluo des gilets et le jaune des casques dont ils sont affublĂ©s.
Il y a 18 mois, lâadministration Biden a posĂ© 220 milliards de dollars sur la table pour rĂ©nover ce grand vieux pays amochĂ©, aux routes ruinĂ©es, aux viaducs branlants et aux aĂ©roports restĂ©s dans leur jus brutaliste des annĂ©es 1980.
Ce programme fĂ©dĂ©ral, on lâaura compris, est mis en Ćuvre de maniĂšre diffĂ©rente dans les Ătats, le contraste entre les deux Caroline nâĂ©tant pas le moins spectaculaire. Mais dans lâensemble, il fonctionne. LâAmĂ©rique se reconstruit Ă coups de centaines de milliards de dollars de fonds publics, grand geste volontariste en train de changer son visage.
Réindustrialisation à marche forcée
Sur Build.gov, on peut se faire une idĂ©e de lâampleur du programme, et parce que chaque dollar du contribuable amĂ©ricain dĂ©pensĂ© par lâadministration fĂ©dĂ©rale ne saurait lâĂȘtre sans justification, on peut mĂȘme suivre ici le dĂ©tail du gros Ćuvre, chantier aprĂšs chantier.
De lâagrandissement du port en eaux profondes de Savannah sur la cĂŽte de GĂ©orgie (troisiĂšme terminal cargo US par le tonnage) aux Ă©quipements gĂ©ants pour lutter contre les crues dans le Deep South, premier affectĂ© par les cyclones que la dĂ©bĂącle climatique accĂ©lĂšre et renforce. LâAmĂ©rique rĂ©nove ses infrastructures, elle se rééquipe. Mieux, elle rĂ©industrialise Ă marche forcĂ©e.
LĂ aussi, câest une dĂ©cision politique, voulue par Washington. Un plan Ă 350 milliards, visant Ă ramener dâAsie les grandes usines de semi-conducteurs, le nouveau pĂ©trole. Le TaĂŻwanais TSMC construit ainsi dans lâArizona une gigantesque usine. La premiĂšre puissance mondiale entend le rester, et sâen donne les moyens. Dâune certaine maniĂšre, câest un sacrĂ© tournant!
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