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Bonjour, c’est Serge Enderlin, pour vous donner mon Point de vue international du vendredi.

La destruction du barrage de Kakhovka en Ukraine fait couler beaucoup d’encre. Qui a fait le coup, se demande tout le monde?

Par facilitĂ©, paresse, ou rĂ©flexe, beaucoup de mĂ©dias se contentent de livrer les deux narratifs, le russe et l’ukrainien, pour ainsi dire Ă  armes Ă©gales.

J’aimerais vous convaincre de l’inanitĂ© de la chose, en m’appuyant sur l’historien Timothy Snyder.

photo journaliste

Serge Enderlin, Lausanne

09.06.2023

Avant d'entrer dans le vif

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Petite leçon de journalisme par un grand historien

Photo article

Les rues inondées de Kherson, le 6 juin 2023, aprÚs la destruction du barrage de Kakhovka. | AP Photo / Evgeniy Maloletka

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Dans la bouche du prĂ©sident ukrainien Volodymyr Zelensky, « il a Ă©tĂ© minĂ© par les occupants russes. Et ils l’ont fait exploser ». Dans celle de Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin depuis onze ans : «nous pouvons affirmer sans Ă©quivoque qu’il s’agit d’un sabotage dĂ©libĂ©rĂ© de la part de l’Ukraine.»

Selon Ihor Syrota, directeur d’Ukrhydroenergo, la compagnie hydroĂ©lectrique nationale ukrainienne, «une frappe de missile ne causerait pas une telle destruction, car cette centrale a Ă©tĂ© construite pour rĂ©sister Ă  une bombe atomique. L’explosion a eu lieu Ă  l’intĂ©rieur de la centrale, qui s’est brisĂ©e en deux.»

Deux narrations contradictoires sont aux prises pour expliquer la destruction du barrage de Kakhovka. En empruntant le vocabulaire soi-disant neutre, soi-disant objectif mais tendancieux, pratiquĂ© par tous ceux qui, depuis plus d’une annĂ©e, tentent de renvoyer dos Ă  dos agresseur et victimes, on dilue la «responsabilité» de cet Ă©norme crime de guerre, crime contre l’environnement et crime contre l’humanitĂ© — il coche les trois cases.

Un historien Ă  la rescousse

En mĂ©ditant la scandaleuse Ă©quivalence des responsabilitĂ©s qui fait son chemin dans l’opinion lassĂ©e par la violence et la durĂ©e de cette guerre en Europe, je suis tombĂ© sur les rĂ©flexions de l’historien amĂ©ricain Timothy Snyder, qui enseigne Ă  Yale.

L’homme est surtout connu pour avoir bĂąti un impressionnant corpus de recherche sur les «Bloodlands», ces «terres de sang» maudites entre Allemagne et Russie, vastes plaines que se partagent aujourd’hui la Pologne, la BiĂ©lorussie et l’Ukraine. Sans obstacle gĂ©ographique majeur, cette zone a servi de terrain d’affrontement principal aux idĂ©ologies europĂ©ennes mortifĂšres du 20e siĂšcle. Hitler d’un cĂŽtĂ©, Staline de l’autre. Des massacres par milliers, des morts par millions.

La neutralitĂ© n’est pas l’ignorance

Depuis des annĂ©es, Snyder prĂ©venait, comme dans The Road to Unfreedom: le fascisme revient, les mĂȘmes causes vont produire les mĂȘmes effets et les massacres, inĂ©vitablement, vont reprendre, au mĂȘme endroit. DĂšs l’abomination de Boutcha, en mars 2022, on a compris qu’il avait vu juste. VoilĂ  pourquoi il est toujours utile de mesurer le doute Ă  l’aune de cette pertinence Ă©prouvĂ©e. Aussi, que Snyder nous dit-il cette semaine?

Que reprendre les déclarations russes à cÎté des affirmations ukrainiennes est une faute professionnelle. Il détaille:

«Ce que les porte-parole russes ont affirmĂ© a presque toujours Ă©tĂ© faux, alors que ce que les porte-parole ukrainiens ont dit s’est avĂ©rĂ© globalement fiable. La juxtaposition [de ces deux paroles] suggĂšre qu’elle sont de valeur Ă©gale, ce qui empĂȘche le lecteur de percevoir que tel n’est pas le cas.

S’il faut citer un porte-parole russe, comme Dmitri Peskov par exemple, il faut aussi prĂ©ciser que ce personnage a menti sur toute la ligne depuis le dĂ©but de la guerre. Tel est le contexte. Les lecteurs qui prennent l’histoire en cours de route ont besoin de le connaĂźtre.»


Il rappelle au passage que si la propagande russe destinĂ©e Ă  l’usage international est citĂ©e, il devrait en ĂȘtre de mĂȘme pour celle destinĂ©e Ă  la consommation intĂ©rieure. En clair, il faut prĂȘter une oreille aux dĂ©lires martiaux et parfois ouvertement gĂ©nocidaires diffusĂ©s chaque soir sur les principaux canaux d’information russes. Sur lesquels faire sauter les barrages ukrainiens a toujours fait partie du programme. Un dĂ©putĂ© de la Douma russe s’est d’ailleurs rĂ©joui de la catastrophe de Kakhovka sans Ă©voquer un seul instant la possibilitĂ© qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’une opĂ©ration russe.

Le monde rĂ©el n’est PAS un narratif

«Quand on commence un article en prĂ©sentant les deux versions de l’histoire, poursuit Snyder, on suggĂšre au lecteur qu’un objet du monde physique (comme un barrage) n’est qu’un Ă©lĂ©ment narratif. On l’oriente vers le mauvais genre (la littĂ©rature), au moment prĂ©cis oĂč c’est d’analyse dont on a besoin. Cela ne rend pas service Ă  leur esprit.

Les barrages sont des objets physiques. La façon dont il est possible ou non de les dĂ©truire, c’est un sujet pour les gens qui savent de quoi ils parlent. (
) Quand on se prĂȘte Ă  l’exercice
(comme le New York Times, ndlr.), il apparaĂźt clairement que le barrage ne peut avoir Ă©tĂ© dĂ©truit que par une explosion de l’intĂ©rieur.»

La Russie contrĂŽlait la partie concernĂ©e du barrage lorsqu’il a explosĂ©. Ses troupes ont pris possession de ce complexe hydroĂ©lectrique (installations, voies d’accĂšs) au premier jour de la guerre, le 24 fĂ©vrier 2022. Le barrage et le village de Nova Kakhovka qui lui est adossĂ© Ă©taient une prioritĂ© des premiĂšres heures de l’offensive, car c’est lĂ  que commence le canal dont dĂ©pend, pour son irrigation, la CrimĂ©e annexĂ©e. Il s’agit d’un Ă©lĂ©ment essentiel du contexte. Lorsqu’un meurtre fait l’objet d’une enquĂȘte, les dĂ©tectives rĂ©flĂ©chissent aux moyens mis en Ɠuvre. La Russie avait les moyens, l’Ukraine ne les avait pas.

Le contexte inclut l’histoire

L’histoire ne commence pas au moment oĂč le barrage explose, insiste Timothy Snyder. Il n’y a pas aujourd’hui ex nihilo une catastrophe Ă©cologique dans le delta du Dniepr, et un drame humanitaire dans les oblasts de Kherson et de Zaporijia que l’on pourrait isoler de ce qui prĂ©cĂšde pour en chercher les responsabilitĂ©s.

«Les lecteurs doivent savoir qu’au cours des quinze derniers mois, la Russie a tuĂ© des civils ukrainiens et dĂ©truit des infrastructures civiles ukrainiennes, tandis que l’Ukraine tentait de protĂ©ger sa population et les structures qui la maintiennent en vie.

Le contexte inclut l’histoire. L’histoire militaire, en particulier, offre un Ă©clairage essentiel. Les armĂ©es qui attaquent ne font pas sauter des barrages pour bloquer leur propre progression. Les armĂ©es qui battent en retraite font sauter des barrages pour ralentir la progression de l’autre camp. Au moment qui nous occupe, c’est l’Ukraine qui avançait et la Russie qui reculait.»


L’objectivitĂ©, notamment journalistique, ne consiste pas Ă  traiter un Ă©vĂ©nement par les deux cĂŽtĂ©s, forcĂ©ment antagonistes. Elle exige de rĂ©flĂ©chir aux objets et aux contextes.


🌐 Lire sur Heidi.news 🌐 (FR)

De bonnes lectures

Le point de vue de l’historien. Pour les adeptes de la langue de Shakespeare, le billet de blog de Timothy Snyder, et d’ailleurs l’ensemble de sa production autour de la guerre en Ukraine, valent le dĂ©tour.

Blog de Tymothy Snider (accĂšs libre) (EN)

La route vers l’illibertĂ©. C’est le titre, traduit vaille que vaille, de l’ouvrage de Snyder, ici chroniquĂ© dans le Guardian. Pour comprendre comment Poutine a reconstruit l’histoire de la Russie autour des conceptions d’un philosophe chrĂ©tien fascisant, Ivan Ilyin, et comment la Russie contemporaine cherche Ă  exporter son idĂ©ologie Ă  l’Ă©tranger.

Guardian (accĂšs libre) (EN)

Comment on fait sauter un barrage. L’article du New York Times citĂ© en exemple mitigĂ© par Snyder. CĂŽtĂ© pile, au nom de l’objectivitĂ©, les journalistes prĂ©sentent la version russe de l’histoire avec de trop courtes pincettes. CĂŽtĂ© face, ils creusent avec application le versant matĂ©riel de l’histoire: comment dĂ©truit-on un objet aussi massif qu’un barrage?

New York Times (accĂšs libre) (EN)

Un mot sur notre chroniqueur

Serge Enderlin est Ă©crivain et journaliste. Pendant les annĂ©es 1990, il a Ă©tĂ© correspondant en Europe de l’Est puis au Royaume-Uni pour plusieurs mĂ©dias suisses et français. Il a dirigĂ© le service Ă©tranger du quotidien Le Temps (2000-2005). Reporter indĂ©pendant depuis quinze ans, il participe Ă  l’Ă©mission de reportages Mise au Point de la RTS. Il a notamment publiĂ© Un monde de brut, sur les routes de l’or noir en 2003 (Ă©d. Seuil, avec Serge Michel et Paolo Woods) et Angleterre, Brexit et consĂ©quences en 2017 (Ă©d. Nevicata).

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