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Dans la bouche du prĂ©sident ukrainien Volodymyr Zelensky, « il a Ă©tĂ© minĂ© par les occupants russes. Et ils l’ont fait exploser ». Dans celle de Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin depuis onze ans : «nous pouvons affirmer sans Ă©quivoque qu’il s’agit d’un sabotage dĂ©libĂ©rĂ© de la part de l’Ukraine.»
Selon Ihor Syrota, directeur d’Ukrhydroenergo, la compagnie hydroĂ©lectrique nationale ukrainienne, «une frappe de missile ne causerait pas une telle destruction, car cette centrale a Ă©tĂ© construite pour rĂ©sister Ă une bombe atomique. Lâexplosion a eu lieu Ă l’intĂ©rieur de la centrale, qui sâest brisĂ©e en deux.»
Deux narrations contradictoires sont aux prises pour expliquer la destruction du barrage de Kakhovka. En empruntant le vocabulaire soi-disant neutre, soi-disant objectif mais tendancieux, pratiquĂ© par tous ceux qui, depuis plus dâune annĂ©e, tentent de renvoyer dos Ă dos agresseur et victimes, on dilue la «responsabilité» de cet Ă©norme crime de guerre, crime contre lâenvironnement et crime contre lâhumanitĂ© â il coche les trois cases.
Un historien Ă la rescousse
En mĂ©ditant la scandaleuse Ă©quivalence des responsabilitĂ©s qui fait son chemin dans lâopinion lassĂ©e par la violence et la durĂ©e de cette guerre en Europe, je suis tombĂ© sur les rĂ©flexions de lâhistorien amĂ©ricain Timothy Snyder, qui enseigne Ă Yale.
Lâhomme est surtout connu pour avoir bĂąti un impressionnant corpus de recherche sur les «Bloodlands», ces «terres de sang» maudites entre Allemagne et Russie, vastes plaines que se partagent aujourdâhui la Pologne, la BiĂ©lorussie et lâUkraine. Sans obstacle gĂ©ographique majeur, cette zone a servi de terrain dâaffrontement principal aux idĂ©ologies europĂ©ennes mortifĂšres du 20e siĂšcle. Hitler dâun cĂŽtĂ©, Staline de lâautre. Des massacres par milliers, des morts par millions.
La neutralitĂ© nâest pas lâignorance
Depuis des annĂ©es, Snyder prĂ©venait, comme dans The Road to Unfreedom: le fascisme revient, les mĂȘmes causes vont produire les mĂȘmes effets et les massacres, inĂ©vitablement, vont reprendre, au mĂȘme endroit. DĂšs lâabomination de Boutcha, en mars 2022, on a compris quâil avait vu juste. VoilĂ pourquoi il est toujours utile de mesurer le doute Ă lâaune de cette pertinence Ă©prouvĂ©e. Aussi, que Snyder nous dit-il cette semaine?
Que reprendre les déclarations russes à cÎté des affirmations ukrainiennes est une faute professionnelle. Il détaille:
«Ce que les porte-parole russes ont affirmĂ© a presque toujours Ă©tĂ© faux, alors que ce que les porte-parole ukrainiens ont dit sâest avĂ©rĂ© globalement fiable. La juxtaposition [de ces deux paroles] suggĂšre quâelle sont de valeur Ă©gale, ce qui empĂȘche le lecteur de percevoir que tel nâest pas le cas.
Sâil faut citer un porte-parole russe, comme Dmitri Peskov par exemple, il faut aussi prĂ©ciser que ce personnage a menti sur toute la ligne depuis le dĂ©but de la guerre. Tel est le contexte. Les lecteurs qui prennent lâhistoire en cours de route ont besoin de le connaĂźtre.»
Il rappelle au passage que si la propagande russe destinĂ©e Ă lâusage international est citĂ©e, il devrait en ĂȘtre de mĂȘme pour celle destinĂ©e Ă la consommation intĂ©rieure. En clair, il faut prĂȘter une oreille aux dĂ©lires martiaux et parfois ouvertement gĂ©nocidaires diffusĂ©s chaque soir sur les principaux canaux dâinformation russes. Sur lesquels faire sauter les barrages ukrainiens a toujours fait partie du programme. Un dĂ©putĂ© de la Douma russe sâest dâailleurs rĂ©joui de la catastrophe de Kakhovka sans Ă©voquer un seul instant la possibilitĂ© quâil puisse sâagir dâautre chose que dâune opĂ©ration russe.
Le monde rĂ©el nâest PAS un narratif
«Quand on commence un article en prĂ©sentant les deux versions de lâhistoire, poursuit Snyder, on suggĂšre au lecteur qu’un objet du monde physique (comme un barrage) n’est qu’un Ă©lĂ©ment narratif. On lâoriente vers le mauvais genre (la littĂ©rature), au moment prĂ©cis oĂč câest d’analyse dont on a besoin. Cela ne rend pas service Ă leur esprit.
Les barrages sont des objets physiques. La façon dont il est possible ou non de les dĂ©truire, câest un sujet pour les gens qui savent de quoi ils parlent. (âŠ) Quand on se prĂȘte Ă lâexercice (comme le New York Times, ndlr.), il apparaĂźt clairement que le barrage ne peut avoir Ă©tĂ© dĂ©truit que par une explosion de l’intĂ©rieur.»
La Russie contrĂŽlait la partie concernĂ©e du barrage lorsqu’il a explosĂ©. Ses troupes ont pris possession de ce complexe hydroĂ©lectrique (installations, voies dâaccĂšs) au premier jour de la guerre, le 24 fĂ©vrier 2022. Le barrage et le village de Nova Kakhovka qui lui est adossĂ© Ă©taient une prioritĂ© des premiĂšres heures de lâoffensive, car câest lĂ que commence le canal dont dĂ©pend, pour son irrigation, la CrimĂ©e annexĂ©e. Il s’agit d’un Ă©lĂ©ment essentiel du contexte. Lorsqu’un meurtre fait l’objet d’une enquĂȘte, les dĂ©tectives rĂ©flĂ©chissent aux moyens mis en Ćuvre. La Russie avait les moyens, l’Ukraine ne les avait pas.
Le contexte inclut l’histoire
L’histoire ne commence pas au moment oĂč le barrage explose, insiste Timothy Snyder. Il nây a pas aujourdâhui ex nihilo une catastrophe Ă©cologique dans le delta du Dniepr, et un drame humanitaire dans les oblasts de Kherson et de Zaporijia que lâon pourrait isoler de ce qui prĂ©cĂšde pour en chercher les responsabilitĂ©s.
«Les lecteurs doivent savoir quâau cours des quinze derniers mois, la Russie a tuĂ© des civils ukrainiens et dĂ©truit des infrastructures civiles ukrainiennes, tandis que l’Ukraine tentait de protĂ©ger sa population et les structures qui la maintiennent en vie.
Le contexte inclut l’histoire. Lâhistoire militaire, en particulier, offre un Ă©clairage essentiel. Les armĂ©es qui attaquent ne font pas sauter des barrages pour bloquer leur propre progression. Les armĂ©es qui battent en retraite font sauter des barrages pour ralentir la progression de l’autre camp. Au moment qui nous occupe, câest l’Ukraine qui avançait et la Russie qui reculait.»
LâobjectivitĂ©, notamment journalistique, ne consiste pas Ă traiter un Ă©vĂ©nement par les deux cĂŽtĂ©s, forcĂ©ment antagonistes. Elle exige de rĂ©flĂ©chir aux objets et aux contextes.
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