Bonjour, câest Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences Ă Fribourg, pour un Point de vue.
Le vendredi, c’est le jour oĂč votre newsletter laisse place Ă une chronique, sur l’international, la politique, la justice climatique ou, en ce qui me concerne, la cognition.
Aujourd’hui, on s’intĂ©resse Ă l’homoncule de Penfield, un totem des neurosciences.
Le nom ne vous dit peut-ĂȘtre rien, mais vous l’avez sans doute dans l’Ćil, ce bonhomme censĂ© reprĂ©senter la façon dont notre cerveau «voit» notre corps.
HĂ©las, triple hĂ©las, on nous «ment» depuis prĂšs d’un siĂšcle. |
Avant d'entrer dans le vif
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Sacré homoncule, aussi laid que trompeur
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Sculpture reprĂ©sentant l’homoncule sensoriel de Penfield. La taille des organes est proportionnelle Ă la surface associĂ©e dans le cortex - ce qui traduit, au moins de façon approximative, le degrĂ© de finesse sensorielle. | Wikimedia Commons
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Il y a des images qui frappent lâimagination, parfois au point de lâarrĂȘter net. Câest le cas dâune icĂŽne scientifique, devenue tellement marquante, si imposante et omniprĂ©sente, intimidante mĂȘme, quâelle a induit en erreur des gĂ©nĂ©rations dâĂ©tudiants et de neuroscientifiques pendant prĂšs de 90 ans.
Il sâagit du fameux homoncule de Penfield, littĂ©ralement «le petit homme», ce drĂŽle de bonhomme difforme que lâon trouve dans tous les manuels de neurosciences.
Dans les annĂ©es 1930, Wilder Penfield, neurochirurgien canadien au Royal Hospital de lâUniversitĂ© McGill Ă MontrĂ©al, entreprend de cartographier les fonctions du cortex cĂ©rĂ©bral par la stimulation Ă©lectrique des diffĂ©rentes rĂ©gions que lui prĂ©sentent ses patients, en attente dâune opĂ©ration. On peut en effet appliquer des Ă©lectrodes directement sur le cerveau de personnes Ă©veillĂ©es, aprĂšs leur avoir ĂŽtĂ© une portion du crĂąne, et ainsi simplement leur demander ce quâelles ressentent Ă ce moment.
On obtient ainsi un témoignage direct des fonctions de diverses zones du cerveau: ici je sens quelque chose dans la main droite, ah voilà que mon pied remue, oh docteur vous me caressez la joue, etc. Appliquée systématiquement sur plus de 160 personnes, cette technique a donné lieu en 1937 à un article célÚbre dans lequel sont isolées les aires sensorielles et motrices représentant le corps humain.
Un faux croquis vaut mieux quâun long discours
Penfield a alors une idĂ©e de gĂ©nie. Il demande Ă une artiste de dessiner un corps et un visage qui soient vaguement proportionnels Ă lâĂ©tendue et lâemplacement des zones cĂ©rĂ©brales qui activent telle ou telle partie du corps : lâhomonculus apparaĂźt ainsi la tĂȘte en bas, avec des mains, des pieds et des lĂšvres Ă©normes.
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L’homoncule sensorimoteur de Penfield dessinĂ© par Hortense Pauline Cantlie, tel que publiĂ© en 1938 dans la revue Brain. | McMillan, droits rĂ©servĂ©s.
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Lâartiste en question, Hortense Pauline Cantlie, une illustratrice mĂ©dicale professionnelle, sera de nouveau sollicitĂ©e en 1950 pour un livre oĂč Penfield reprend tous ses travaux. Lâhomoncule sâĂ©tire alors tout le long des gyrus postcentral (pour la sensibilitĂ©) et prĂ©central (pour la motricitĂ©), des circonvolutions du cortex qui sĂ©parent Ă peu prĂšs lâavant et lâarriĂšre du cerveau.
En partant du sommet du crĂąne, un pied sâallonge dans une jambe qui devient soudain une grosse main, avant de se mĂ©tamorphoser en Ă©norme visage, suivi de la langue et du pharynx.
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L’homoncule de Penfield est ici dĂ©couplĂ© entre les dimensions sensorielle (Ă gauche) et motrice (Ă droite), et rapportĂ©e aux zones correspondantes du cortex cĂ©rĂ©bral. Ce dessin est paru en 1950 dans le livre de Penfield et Rasmussen. | McMillan, droits rĂ©servĂ©s
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A partir de lĂ , lâhomoncule aura une vie propre. MalgrĂ© les avertissements de Penfield lui-mĂȘme, qui nây voyait quâune «aide Ă la mĂ©morisation» et une «caricature» sans validitĂ© scientifique, la figure tiendra lieu de reprĂ©sentation du moi corporel dans le cerveau, une entitĂ© unifiĂ©e aux contours prĂ©cis, qui explique nos ressentis intimes et nos gestes quotidiens. Hormis des modifications mineures, lâidĂ©e de base ne sera jamais remise en question. JusquâĂ cette annĂ©e.
Horreur, lâhomoncule avait des trous
Perplexe suite Ă quelques difficultĂ©s pour valider une nouvelle technique de neuro-imagerie quâil pensait tester sur ce bon vieil homoncule, le neuroscientifique Nico Dosenbach, Ă la Washington University de Saint Louis, dans le Missouri, dĂ©cide de tout reprendre Ă zĂ©ro.
Il dĂ©couvre alors que lâhomoncule nâest pas du tout unifiĂ©, il y a des vides entre les rĂ©gions des pieds, des mains et du visage! Qui plus est, ces trois «trous» sont fortement connectĂ©s entre eux, et plus largement Ă un rĂ©seau dit «cingulo-operculaire», lequel est impliquĂ© dans les fonctions plus abstraites dâorganisation de lâaction et de maintien de la vigilance.
Il semble que ce nouveau systĂšme dâ«inter-effecteurs», appelĂ© dĂ©sormais «systĂšme dâaction somato-cognitif», imbriquĂ© (cachĂ©!) dans les effecteurs traditionnels et prĂ©cis (pied-main-bouche), permette dâintĂ©grer des gestes fins dans des intentions plus globales, associĂ©es aux motivations, aux buts et Ă lâhumeur de la personne entiĂšre.
La puissance des images
Comment ce systĂšme a-t-il pu Ă©chapper Ă lâobservation de milliers de chercheurs jusquâĂ aujourdâhui? Certains avaient pourtant mis la main dessus, mais ils avaient considĂ©rĂ© leurs observations comme une subtilitĂ© de lâhomoncule, plutĂŽt que de remettre en question lâexistence de celui-ci.
Morte en 1979, Madame Cantlie nâaura jamais su que son chef-dâĆuvre, un monstre disgracieux destinĂ© Ă Ă©difier des gĂ©nĂ©rations dâĂ©tudiants, Ă©tait si rĂ©ussi quâil a induit tout le monde en erreur pendant prĂšs dâun siĂšcle…
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La narration imagĂ©e de l’homme-machine.
Le cerveau, masse grise, circonvoluĂ©e et spongieuse, tend Ă se dĂ©rober Ă notre comprĂ©hension â et pour cause, puisque nous sommes des cerveaux qui essaient de se comprendre. Dans cette entreprise ardue, l’image a toujours Ă©tĂ© d’un grand secours. Dans ce long article, j’ai esquissĂ© une histoire des reprĂ©sentations imagĂ©es du siĂšge de notre esprit.
Research Gate (accĂšs libre) (FR)
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Penfield, le cartographe du cerveau.
Au dĂ©but des annĂ©es 1930, un jeune neurologue canadien, Wilder Penfield, dĂ©couvre que les diffĂ©rentes parties de notre corps sont reprĂ©sentĂ©es sur une carte mentale Ă la surface de notre cerveau. De quoi redonner du souffle Ă l’idĂ©e, alors passĂ©e de mode, que les fonctions du cerveau s’organisent en rĂ©gions spĂ©cialisĂ©es.
Cerveau & Psycho (accĂšs libre) (FR)
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Mais oĂč se trouve le clitoris?
D’aprĂšs l’homoncule de Penfield, l’aire dĂ©volue Ă la sensibilitĂ© gĂ©nitale cĂŽtoie celle du pied. Mais les chercheurs ne sont pas tous d’accord, et certaines Ă©quipent la voient plutĂŽt entre la hanche et le genou… C’est le cas d’une Ă©quipe de neuroscientifiques allemands, partie Ă la recherche de l’aire sensorielle du clitoris Ă l’aide d’un dispositif expĂ©rimental qui vaut le dĂ©tour.
Réalités biomédicales (accÚs libre) (FR)
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Un mot sur notre chroniqueur
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Sebastian Dieguez est docteur en neurosciences, il enseigne Ă lâUniversitĂ© de Fribourg. Ses recherches portent sur la formation des croyances et le complotisme. Il est lâauteur de Croiver: pourquoi les croyances ne sont pas ce que lâon croit (Ă©d. Eliott, 2022), Le Complotisme: cognition, culture, sociĂ©tĂ© (Ă©d. Mardaga, 2021) et Total Bullshit: au coeur de la post-vĂ©ritĂ© (PUF, 2018), ainsi que de chroniques dans l’hebdomadaire satyrique Vigousse.
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1209 GenĂšve
Suisse
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