«Pour nous, la vraie crise va venir après.»
Yan Desarzens est le directeur général de la fondation Mère Sofia, qui gère entre autres la Soupe Populaire de Lausanne. «Les dommages collatéraux de la crise sanitaire seront des dommages directs pour nous. Car nous le voyons déjà maintenant: il y a plus de bénéficiaires qu’avant. Des familles qui s’en sortaient jusque-là, qui tiraient un peu le diable par la queue, se retrouvent aujourd’hui en grande difficulté. Toutes les personnes qui étaient payées à l’heure, ceux qui se retrouvent au chômage… Je suis impressionné de voir qu’on parle toujours des entreprises qui ne s’en sortent pas, mais il y a aussi tous ces ‘précaires habituels’ dont on parle pas.»
«Avant l’épidémie, on servait 250 repas par jour. On en est à 750 aujourd’hui. Mais nous avons réparti la charge sur différentes structures: depuis le 6 avril, nous avons 6 structures de nuit qui sont passées en H24, et nous nourrissons tout ce petit monde par la Soupe. Nous avons une autre structure, L’Échelle, qui est une aide aux foyers précarisés. Nous leur livrons des colis de première nécessité (de l’alimentaire, mais aussi des produits d’hygiène, du papier toilette, qui est devenu une denrée précieuse…). Avant, nous soutenions 70 foyers, et là nous en sommes à 150.»
La fondation gère aussi Le Macadam, une structure de réinsertion par l’activité professionnelle. «Nous avons suspendu, car comme nous allions principalement bosser chez des gens (monter une armoire, vider un grenier), nous n’allions pas risquer leur santé pour un débarras. Mais nous continuons à les soutenir au niveau alimentaire».
La crise augmente le nombre de bénéficiaires, et impose ses règles de distanciation. «Pour les colis, on sonne, on pose les sacs, on reprend les anciens, et c’est tout. On ne peut plus faire de soutien psychosocial, administratif, pédagogique, où il y a pourtant un besoin massif. Mais il faut que nos collaborateurs restent en bonne santé, et on assure les besoins les plus urgents.» Même chose à la Soupe Populaire en elle-même. «Désormais, on sert uniquement à l’emporter, dans des barquettes pour éviter le contact. Les collaborateurs ont des masques et des gants, et il y a un marquage au sol. D’ailleurs, nous avons eu les félicitations de Médecins Sans Frontières sur notre dispositif!»
L’accueil de nuit Le Répit, également géré par la Fondation Mère Sofia, a dû réduire son nombre de lits pour respecter les distances sociales. «Pour compenser, nous avons ouvert une salle de gym, qui est gérée par la Protection Civile, mais toujours soutenue par la Soupe Populaire. C’est un élément apaisant pour les gens. On les suit, ils savent qu’on est toujours là. On les a accompagné dans ce nouveau lieu, et on leur dit ‘voilà, c’est ton lit, tu peux laisser tes affaires’».
«Niveau matériel, on est toujours un peu limite, mais on arrive à faire avec. Nous avions des stocks de matériel depuis décembre, et nous suivions ce qu’il se passait en Chine depuis un moment. On m’a pris pour un fou, maintenant je suis un visionnaire! Au début nous avons aussi reçu des dons de masques de professionnels, des coiffeuses, des cabinets médicaux. Et depuis, le canton de Vaud nous fournit. On fait du troc entre structures, on a beaucoup de souplesse. Dans ce milieu on des spécialistes du grand écart!»
«Malheureusement aujourd’hui c’est l’obtention des denrées alimentaires qui pose problème. Nous avons plein de bénévoles, mais la centrale alimentaire avec laquelle nous travaillions a été touchée par le Covid et nous avons dû faire sans. Et il y a moins d’invendus dans les grandes surfaces. Alors d’un côté nous sommes contents, car il y a moins de gaspillage, mais du coup nous nous retrouvons avec moins. Nous avons Manor, la Migros et la Coop qui nous soutiennent, ainsi que des maraîchers. Mais ils ont aussi leurs problèmes, ce que ne les empêche pas de jouer le jeu de la solidarité.»
«On passe du travail social au travail humanitaire. Avant les gens mangeaient sur place, créaient du lien social. On les orientait, ils prenaient un café tranquillement. Aujourd’hui on pare au plus urgent. Et ça a un impact sur les collaborateurs, car ils se sont engagés d’abord comme travailleurs sociaux, pas comme experts sanitaires. Mais je dois dire qu’ils sont d’une efficacité redoutable.»
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